Accueil L’oulipien de l’année Il se penche il voudrait attraper sa valise
La valise modifiée

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Passage d’un brouillon perdu par Michel Butor en 1956, retrouvé dans une corbeille à papiers.

La valise modifiée.

Vous vous penchez, vous voudriez attraper votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, cette valise dont vous êtes certain qu’elle pourrait être convoitée par une horde d’escrocs, vous vous penchez et alors à votre grande surprise en vous redressant pour la ranger vous trouvez dans le filet à bagages un paquet grossièrement sphérique, déposé par un homme rougeaud, essoufflé, qui a dû monter dans le wagon juste au moment où le train s’ébranlait, enveloppé dans un journal et maintenu par une ficelle dépenaillée, et qui contient vraisemblablement de vieux fayots.

Ici dans ce compartiment, à huit heures 13, vous vous sentez devenir une marchandise sans valeur, comparable aux bagages qu’ont déposés ces provinciaux sans doute comme vous en partance vers un avenir qui les flouera tout comme la mort nous floue tous, et vous songez que la mort vous greffe une orde bâtardise, en vous rappelant le travail destructeur de la mite sur les tissus et les rideaux de votre appartement, et cela vous fait froid aux os.

Au travers de la vitre fraîche à laquelle s’appuie votre tempe, vous regardez défiler par la vitre du compartiment des morceaux de paysage urbain, vous apercevez une voiture semblable à la vôtre, une quinze chevaux noire toute maculée de boue, et des passants qui retroussent leur cotte, et vous ressentez la lâcheté qui vous a fait choisir ce voyage en train comme une piètre excuse pour quitter la pâleur de votre vie, et le souvenir d’avoir marché dans la gadoue vous fait vérifier votre soulier gauche, alarmé que vous êtes par une vague odeur de purin.

Vous avez dépassé la zone de la banlieue et vous ne voyez plus les agrestes bicoques qui fixaient votre regard sur l’extérieur, vous voilà revenu à un passé où une autre campagne et son laisser-aller autorisaient de vous vêtir sans façon, voire d’aller en loques infectes d’un lieu à l’autre, votre sens de l’éphémère vous fait songer que la richesse ne dure qu’un matin et que la pantoufle de vair de Cendrillon s’échappe de son pied, et vous vous replongez discrètement dans la vérification visuelle de vos semelles.

Il semble que Butor ait procédé à quelques modifications dans les premiers paragraphes de son roman.


Exercice de style à la façon de La Modification de Michel Butor.