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Une ouvrière épuisée tisse des filaments

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Une ouvrière épuisée tisse des filaments, vaine…

Ouvrière lyonnaise j’effectue ce travail pénible.

 Ouvrière campagnarde, que cherchais-tu dans cette usine puante ?

  Ouvrière exploitée, je travaille pour un patron indifférent,

  Et ma douceur campagnarde s’étiole dans cet atelier fermé.

  Comme les bombyx asphyxiés, j’y cherche un peu d’air frais,

  Mais les chrysalides se décomposent et l’usine est sinistre

  Et mon activité féminine s’éternise dans l’atmosphère puante.

 La richesse lyonnaise provient de ces écheveaux brûlants,

  Richesse indécente qui protège la soie coûteuse :

  La bourgeoisie lyonnaise s’habille de vêtements luxueux,

  Ces étoles multicolores proviennent de mon labeur incessant.

  Les fenêtres verrouillées sauvegardent les écheveaux encore bouillants

  Et mes mains rougies se sont habituées à l’eau brûlante.

 Mes gestes machinaux effectuent ces opérations automatiques.

  Gestes réglementaires, qu’imposent les contremaîtres inflexibles,

  Ces réflexes machinaux annihilent toute volonté libre,

  Et mes doigts fatigués effectuent ces tâches mécaniques.

  Quel esprit vicieux a imaginé ces opérations enchaînées ?

  Quel patron richissime comprendrait ces mouvements automatiques ?

 Un jour lointain, quelqu’un dira ce travail infernal.

  Ce jour nouveau annoncera la liberté recouvrée,

  L’avenir lointain s’ouvre déjà à l’espoir révolutionnaire.

  Un poète futur dira l’extinction lente,

  Et la mort tragique qui résulte de ce travail servile,

  Et le lecteur interloqué comprendra peut-être cet univers infernal ?

 Devant un four étouffant, on halète d’une respiration pénible,

  Ce four fumant tue lentement les vers encoconnés,

  Dans la vapeur étouffante, ils rendent leur âme minuscule,

  Et dans un spasme muet ils halètent, insectes admirables

  Dont les nymphes blanchâtres rendent la respiration saccadée,

  Parce que leur commerce inéquitable enrichit les manufacturiers pénibles.

Ma carcasse épuisée ne produit plus que rêveries stériles,

 Carcasse féminine qui se recroqueville sous une douleur inhumaine,

  Carcasse fatiguée, qui attend le repos tardif,

  Épouvante féminine qui regrette le village natal,

  Femme découragée qui se recroqueville, loin de la famille aimante,

  Épouse bien jeune pour supporter cette douleur sourde,

  Avec deux enfants pâles, qui peut-être survivront à mon existence inhumaine.

 Ma vie épuisée aura été payée par des élites supérieures,

  Vie pauvre, qu’ont payée avarement ces élites abstraites,

  Enfance épuisée, qu’on ne devrait toucher qu’avec des précautions insoupçonnées,

  Présence invisible qui paie les erreurs anciennes,

  Destin maudit que sacrifièrent des élites héréditaires,

  Vitalité réduite à satisfaire des caprices supérieurs,

 Travaux forcés qui produisaient des tissus resplendissants,

  Travaux aliénants, qui ont détruit mes espérances enfantines,

  Postures forcées où je me contractais dans des crampes puissantes,

  Dans ma détresse infinie je produisais des efforts surhumains,

  Et les machines insensibles tramaient ces tissus ruineux,

  Et ma ruine irrémédiable se transformait en étoffes resplendissantes.

 Ma jeunesse insouciante se contentait de rêveries inoffensives,

  Mais quelle jeunesse ordinaire aurait prédit ce cauchemar interminable ?

  Quand des épouses insouciantes achetaient des étoles flamboyantes,

  Des travailleuses opprimées se contentaient de salaires misérables,

  Et leurs ambitions anciennes devenaient rêveries évanouies.

  Sans révolte possible elles s’acceptaient comme proies inoffensives.

 Cette époque cruelle n’avait pas rendu mon ventre stérile,

  Époque résignée qui se moquait bien des naissances précoces,

  Des enfantements cruels où le hasard jouait un rôle important,

  Monde traditionnel qui rendait les familles nombreuses

  Comme modèles imitables et exaltait les ventres féconds.

  Mais maints regards méprisants m’auraient préférée femelle stérile !

Comme l’araignée infatigable tisse sa toile géométrique,

 Nous, araignées prisonnières démêlions des fils impalpables,

  Et les araignées patronales nous saignaient, esclaves soumises,

  Travailleuses prisonnières que surveillaient des chefs d’équipe intransigeants.

  Et nos efforts démesurés démêlaient les embrouillaminis gluants,

  Avec des artifices ingénieux nous nous dépêtrions de ces fils entortillés,

  Et finalement, des mécanismes savants tricotaient des motifs impalpables.

 Nos surveillants infatigables dormaient des nuits tranquilles,

  En surveillants zélés, ils observaient notre besogne quotidienne

  Pendant que les métiers infatigables ronronnaient leur chanson monotone,

  Et que les bourgeois tranquilles dormaient dans leurs demeures cossues,

  Et qu’au-dessus des manufactures sinistres, s’étendait la nuit étoilée

  Et que le ciel noir veillait sur la ville tranquille.

 Quel dieu impassible a donc tissé ma destinée funeste ?

  Un dieu mauvais, qui se fait mon ennemi personnel ?

  Ou un démon impassible qui se repaît des souffrances humaines,

  Un esprit habile à tisser les pièges mortels

  Où les prolétaires masochistes dirigent une destinée inéluctable,

  Les nasses indestructibles où s’enfonce leur course funeste ?

 Mes habits usés révèlent leur toile éraillée,

  Habits informes que je traîne des mois entiers,

  Coutures usées qui s’effilochent en lambeaux hideux.

  Dans ma honte profonde je n’en révèle que les parties honorables :

  Mon tablier grossier dissimule la toile élimée,

  Et dans mon visage flétri brillent mes yeux éraillés.

 Le dortoir collectif m’environne telle une prison géométrique,

  Dortoir sonore où nous nous entassons, dormeuses anéanties,

  Cube collectif qui nous maintient entre ses murs lépreux.

  Les bruits urbains nous environnent d’échos assourdis.

  Cette architecture carcérale n’est pourtant pas qualifiée de prison industrielle

  Mais ses angles aigus génèrent une angoisse géométrique.

Les papillons chinois s’emprisonnaient dans des filaments soyeux,

 Ces papillons métamorphosés enrichirent bientôt les marchands européens.

  Les papillons cérémonieux supplantent les cravates aristocratiques

  Car la fibre métamorphosée a pris des couleurs merveilleuses,

  Et les coupons déroulés enrichissent maintenant nos geôliers omnipotents.

  Nous, les canuses méticuleuses, obéissons aux marchands prospères,

  Notre ouvrage soigné s’en va sur le marché européen.

 L’empire chinois ne fournissait plus assez de cette matière délicate,

  Alors l’empire rhodanien a trouvé un filon inattendu.

  Les exportateurs chinois furent remplacés par les éleveurs provençaux,

  Et les paysans nécessiteux ont fourni aux magnaneries modèles

  Le matériau récolté qu’ils engrangeaient, cette matière noble,

  Graines poilues dans lesquelles se cache un trésor délicat.

 Les chenilles silencieuses s’emprisonnent dans un refuge velouté,

  Puis ces chenilles, encore vivantes, sont plongées dans les bassines bouillonnantes.

  Leur martyre silencieux n’entraîne aucune réprobation moralisante,

  Pas plus que l’exécution sociale qui emprisonne mes compagnes pitoyables.

  Notre sort quotidien ne bénéficie d’aucun refuge compatissant,

  Aucun philanthrope bien-pensant n’abandonne pour nous son confort velouté.

 Cette indifférence mortelle nous enchaîne comme dans des filaments éternels,

  L’indifférence flegmatique protège efficacement les consciences tranquilles

  Du péché mortel : on s’habitue au détachement affecté,

  Et les dames pieuses enchaînent sereinement les offrandes dominicales.

  Et nous, victimes invisibles, pressons indéfiniment les filaments ébouillantés

  En bobines démesurées que nous enroulons, tel un châtiment éternel,

 Et la religion chrétienne se cantonne dans un silence soyeux,

  Religion pusillanime qui respecte plutôt nos exploiteurs très pieux :

  Les bienfaitrices chrétiennes distribuent leurs aumônes parcimonieuses,

  Ces bigotes emmitouflées se cantonnent à leur clientèle exclusive,

  Leurs prières marmonnées ne résonnent même pas dans le silence ecclésiastique

  Et leurs confessions murmurées se perdent dans des absolutions soyeuses.

Nos descendants éloignés n’oublieront pas nos révoltes vaines.

 Nos descendants respectueux étudieront notre épopée dérisoire,

  Peut-être une descendante curieuse fouillera-t-elle dans des registres poussiéreux

  Et ses recherches respectueuses reconstruiront mon itinéraire effacé ?

  Son amour filial étudiera cette période révolue,

  Dans une enquête méthodique elle retracera mon épopée oubliée,

  Le voyage chaotique qui m’amena à cette issue dérisoire.

 Petite-fille éloignée, tu écriras pour un public attentif.

  Petite-fille plus cultivée que moi, tu porteras un patronyme familier.

  Rejeton éloigné, tu traverseras une mer dangereuse,

  Et, dans un style original, tu écriras ces fragments dépareillés

  Qui, par additions successives, raviront un public étonné,

  Et ce livre encore hypothétique émouvra mille lecteurs attentifs.

 Mon histoire morcelée ne sera pas oubliée grâce à ce bilan systématique,

  Et ton histoire, inséparable de moi, s’inscrira dans cette filiation continue.

  Ces souvenirs morcelés s’agrègeront à la légende immense

  Des générations laborieuses qu’oublièrent parfois des historiens négligents.

  Ton œuvre affectueuse dressera un bilan objectif,

  Et un portrait fidèle se dégagera de cette description systématique.

 Par ce récit apparemment décousu tu susciteras peut-être des révoltes spontanées,

  Si ce récit réaliste ranime des velléités enfouies

  Des initiatives décousues se rallieront face aux ennemis ancestraux,

  Des forces régénérées susciteront des rébellions légitimes,

  Et les peuples insurgés entreront dans la révolte finale,

  Les luttes populaires évinceront les soulèvements spontanés.

 Bien que mon trépas prématuré puisse sembler une conclusion vaine,

  Tout trépas exemplaire manifeste une vérité symbolique,

  Et ma disparition prématurée signifie une injustice flagrante.

  Mon sommeil définitif semblât-il une abolition irrévocable,

  Ma page ultime ne s’achèvera pas sur une conclusion pessimiste,

  Et Clémence la tournusienne n’aura pas vécu une expérience vaine.

Pissenlit (contrainte inventée par Noël Bernard). Il s’agit d’écrire un texte selon une structure fractale analogue à celle illustrée par la figure ci-dessous. Chaque phrase comporte, dans l’ordre, un substantif, un adjectif, un verbe, un substantif et un adjectif : nommons les S1, A2, V3, S4, A5. Et chaque phrase possède cinq phrase filles : la fille 1 partage le même S1 ; la fille 2 le même A2, etc. Ces filiations sont matérialisées par les indentations du texte. Chaque S, A ou V est utilisé tout au long d’une chaîne de filiations, et en revanche ne figure nulle part ailleurs dans le texte. Pour être un vrai fractal, le processus devrait être infini. Dans la réalité l’auteur s’arrête au bout d’un nombre fini d’itérations : charge reste à l’imaginaire de poursuivre à l’infini.