Accueil L’oulipien de l’année Il se penche il voudrait attraper sa valise
Un quart de siècle ou un jour ont passé

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Un quart de siècle ou un jour ont passé depuis que, voulant attraper ma valise, je me suis penché et n’ai pu alors que constater sa disparition. Mon voyage prit alors une tout autre direction que celle que j’avais prévue. De tout ce qui m’est arrivé suite à cette mésaventure, les péripéties me furent longtemps présentes à l’esprit, mais j’étais incapable de les raconter. Je ne sentais en moi que des prémices sans sonorités, des rythmes sans consonances, des longues et des brèves, des accentuations et des inaccentuations, mais dans les syllabes correspondantes, une puissante vibration de périodes sans les mots qui leur convenaient, la mesure lente, suspendue, saisissante, régulière d’une prosodie sans les vers qui lui appartenaient, une attaque symphonique qui ne commençait pas, des secousses dans le vide, une épopée confuse dans une gadoue sans nom, sans la voix intérieure, sans le tissu d’une écriture transformant un intime purin en un récit. Ce que j’avais vécu n’était pas encore un souvenir. Et souvenir ne signifiait pas que ce qui avait été revenait comme une marchandise que l’on déplace, mais ce qui avait été révélait, en revenant, sa place, écartant par là même le rideau imprimé du passé. Quand je me souvenais, j’apprenais de la mort sa greffe réversible : c’est ainsi que j’ai vécu cela, exactement ainsi ! - et c’est alors seulement que le vécu me devenait conscient, nommable, accessible à la voix et mûr pour la parole, et c’est pourquoi le souvenir n’est pas pour moi un simple retour quelconque d’une pensée en loques perdue dans d’agrestes bicoques, mais l’œuvre du souvenir assigne sa place au vécu, le revivifie de sa mine pâlotte dans la succession qui le maintient en vie : le récit, loin de l’écu de vair ou d’or qui ne dure qu’un matin, peut à chaque instant passer à la narration ouverte, à une vie plus vaste, à l’invention.


Réécriture du début de la partie 2 de l’œuvre de Peter Handke Le recommencement (Die Wiederholung) p. 83 avec ajout d’éléments du texte de Queneau.