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Tout reposait...

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Tout reposait dans Ur. Aucun souffle, aucun bruit,
Rien ne troublait l’épais silence de la nuit.
Accablés d’une vie au labeur enchaînée,
Vaincus par les tourments de leur âpre journée,
Enfants, femmes, vieillards, tous étaient assoupis.
Restés auprès des feux, allongés, accroupis,
Seuls quelques guetteurs las assuraient une veille
Et soudain une voix parvint à leur oreille.
Les mots en étaient durs et le ton incisif.
A l’entendre, chacun redevint attentif.
Tremblant d’indignation, l’homme au corps long et mince
Enuméra les maux qui frappaient la province :
Roi brutal, champs ingrats, eau trop rare, infections...
Rugissant, il jura de fuir ces afflictions
En suivant le chemin qui traverse la Terre.
 
Comme l’homme égrenait son sinistre inventaire
En habile orateur dominant le parterre,
L’un de ses compagnons lui jeta ce mot : « Pars ! »
Ulcéré, rassemblant quelques objets épars
Il rejoignit la route et se mit en campagne.
Quand il allait toucher au pied de la montagne
Un abîme sans fond s’ouvrit devant ses pas :
Il n’eut qu’un bond à faire et ne ralentit pas.
Puis il gravit des pics dont la cime implacable
Eût été pour tout autre un mur infranchissable.
Nuit et jour il marcha dans l’ombre des forêts,
Sous la grêle et la pluie, au tréfonds des marais.
Enfin il atteignit une austère vallée,
Profonde, ténébreuse, aride, désolée,
Où siégeait un oracle inspiré par le Ciel.
S’étant agenouillé, l’homme cracha son fiel,
Se lamenta, gémit, dépeignit sa débâcle,
Exigea que les dieux le soulagent. L’oracle
Dit gravement : « Celui qui pense, entends-moi bien,
Est celui qui possède. » Et il n’ajouta rien.
 
L’homme espérait encore un mot, un geste, un signe
Attestant les égards dont il se croyait digne.
Rien ne se produisit. Alors, avec horreur,
Il comprit qu’il était cause de son malheur.
Voyant où le menaient la révolte insensée
Et le dérèglement constant de sa pensée,
En une grotte obscure il s’alla retirer,
Terré sans rien à craindre et rien à désirer.
Lors observer, apprendre, examiner, s’instruire,
Etudier, méditer, raisonner, songer, lire,
Fut son pain quotidien. Au fond de son exil
La rage se muait en un esprit subtil.
Enfin quand vint le temps de reparaître au monde,
Une foule innombrable accourue à la ronde
Vit que la rive où l’homme avait pris son appui
Et le fleuve fécond n’appartenaient qu’à lui.