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Les nuits de la genèse

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Au commencement était le rien, et les plus que rien étaient Élohim et son fils, et le moins que rien était Satan. Un rien donc les séparait. Ils devisaient si abstraitement qu’ils ne pouvaient être en aucun lieu. Cette errance éternelle finit par ennuyer Élohim, aussi créa-t-il le ciel et la terre. La terre était déserte et vide. Il y avait des ténèbres au-dessus de l’Abîme et l’esprit d’Élohim planait au-dessus des eaux usées par l’insomnie de son fils. En effet, celui-ci réclamait à son père la naissance du feu qui, seul, lui permettrait de s’endormir en pleine lumière. « Je ne peux pas dormir dans le noir » répétait-il perpétuellement à son père. Élohim lui répondait : « Quand nous aurons allumé le feu, nous ne pourrons plus voir les ténèbres », mais cet argument ne parvenait pas à fléchir la détermination de son fils. « Quand il y a le feu, il n’y a plus que le feu qui compte » ajoutait alors Élohim qui savait anticiper toute situation. Il disait parfois aussi : « Le feu est un hypnotiseur aussi puissant que Satan. » Dans les ténèbres éternelles, Élohim finit pourtant par céder aux supplications de son fils et dit : « Qu’il y ait le feu », et il y eut le bing bang. Et le feu était lumière, Élohim vit que la lumière était bonne, ce qu’il savait d’ailleurs de toute éternité pour la raison susdite, et il sépara la lumière des ténèbres. Élohim appela la lumière Jour et il appela les ténèbres Nuit. Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour.

Mais la chaleur était suffocante, et son fils ne parvenait toujours pas à dormir. Élohim dit alors : « Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux. » Et il en fut ainsi. Élohim appela le firmament Cieux. Il y eut un soir, il y eut un matin : deuxième jour.

Puis Élohim dit : « Que les eaux de dessous les cieux s’amassent en un seul lieu et qu’apparaisse la Sèche. » Élohim appela la sèche Terre et il appela l’amas des eaux Mers. Élohim vit encore que c’était bien, toujours pour la même raison. Il y eut un soir, il y eut un matin : troisième jour.

Là-dessus, Satan lui-même, profitant de la lumière émise par le feu, interpella Élohim et son fils en leur disant : « Ce soir regardez, le ciel a chassé tous ses nuages pour nous... » mais il ne put terminer sa phrase, Élohim lui coupa la parole par ces mots : « Que l’on fixe des luminaires au firmament des cieux, des punaises de cuivre qui sépareront le jour de la nuit, et qu’ils servent de signe pour les saisons. » Élohim fit donc les deux grands luminaires, le grand luminaire pour dominer sur le jour, et le petit luminaire - une lune élégante en arrondi d’ongle soigné - pour dominer sur la nuit. À nouveau Élohim vit que c’était vraiment bien. Il y eut un soir, il y eut un matin : quatrième jour.

Son fils, qui avait sauté sur un faisceau de lumière émise par le feu, lui dit : « En m’éloignant du feu à la vitesse de la lumière, il n’en fait que plus frisquet, bien sûr, mais je respire, je m’aère. Je ne supportais plus ces ténèbres infinies, j’ai enfin l’impression d’être en vacances, dans un camp de vacances sans limite sous ce firmament aux dorures de cuivre. » Élohim lui répondit dans un fracas épouvantable à travers le grand espace intersidéral : « Reviens mon fils ! Que les eaux foisonnent d’animaux vivants avec lesquels tu pourras jouer, petit Jacques (c’est ainsi qu’il appelait son fils lorsqu’il voulait manifester sa tendresse de père), et que des volatiles volent au-dessus de la terre, à la surface du firmament des cieux ! » Il y eut un soir, il y eut un matin : cinquième jour.

Déjà fort éloigné, son fils lui répondit, à cheval sur son rayon lumineux : « C’est vrai qu’ici il manque la mer, mais le ciel n’est pas mal non plus comme image de l’infinitude. » Alors Élohim, dans un geste désespéré, tentant de faire revenir son fils adoré, cria : « Faisons l’homme et la femme à notre image, à notre ressemblance. Qu’ils aient autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Toi mon fils auras autorité sur l’homme et la femme, qui seront tes compagnons pour jouer en vacances. » Élohim vit alors que tout ce qu’il avait fait était très bien, ce qui ne surprendra personne. Il y eut un soir, il y eut un matin : sixième jour.

Élohim acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, mais son fils ne revenait toujours pas. Le fils d’Élohim était mortel, ainsi que l’histoire nous l’a appris. Son dernier message, adressé à son père, fut le suivant : « Je ne m’attendais pas à partir en vacances aussi vite (de fait, il était semble-t-il satisfait de la très grande vitesse de la lumière), et peut-être aussi longtemps. Je t’envoie la lumière d’étoiles qui peut-être n’existent plus. »