Accueil L’oulipien de l’année Il se penche il voudrait attraper sa valise
Lasagnes de sonnet quenaldien aux truffes escalopées à temps perdu

Page précédente Page suivante

Mise en bouche —
Le narrateur et Albertine, voyageant par le train, sont au bord de la rupture. Celle-ci se profilera vers la millième page du roman. En attendant, Albertine va-t-elle descendre en marche ?

Je savais qu’en me penchant pour attraper ma valise, je ne ferais que renforcer la fureur d’Albertine dans le regard sombre, étoilé et glacial de laquelle je voyais passer des vagues de colère écumeuses et, à chacun de ses mensonges, comme une horde d’escrocs par elle appointés pour me tromper sans relâche.
Je me penchai, et alors, à ma grande surprise, ne trouvai sous mon siège qu’un sac de ce que Françoise eût appelé avec dédain « de vieux fayots ».
Se pouvait-il qu’on eût subtilisé devant nous, comme si nous n’étions que de pauvres provinciaux de la mort, un bagage essentiel, je ne dis pas à notre voyage, mais au commencement même de celui-ci ? Qu’on eût greffé à sa place, comme n’aurait pas manqué de dire Legrandin, une orde bâtardise où la mite, comme du temps de Combray quand ma tante Léonie réclamait à grands cris qu’on aérât sa chambre contre les insectes parasites, aurait grignoté tissus, os et rideaux ?
« Devant la boue urbaine on retrousse sa cotte », me disais-je silencieusement, imitant par anticipation, au milieu de mon désarroi, un poème à venir de Raymond Queneau que je regretterais, aussi longtemps que je m’étais couché de bonne heure, de n’avoir pas connu.
Lâche, je l’étais certes, et sans forces, quand il eût fallu arguer de ma mine pâlotte pour retenir mon amie. Mais dans son air rusé, je ne voyais que le désir de me planter là pour courir vers ses amies gomorrhéennes et se vautrer avec elles dans la gadoue et le purin de leur vice.
Cependant le train avait continué de rouler, notre dispute n’en avait pas plus arrêté le cours qu’une éruption volcanique dans la province de Bali n’inverserait le cours de la Vivonne à Combray.
Combray ! Comme j’aurais voulu maintenant que le train m’y conduisît… Comme j’aurais voulu revoir les agrestes bicoques de la rue de l’Oiseau Flesché où Eulalie suspendait sans façon à sa fenêtre, au grand dam de Françoise qui aurait voulu les mettre en pièces par la force de son seul regard furieux, ses plus infectes loques ! Comme j’aurais voulu me réfugier dans le petit cabinet sentant le lilas !
Tandis que le train ralentissait en entrant dans la gare de Balbec, me montèrent aux yeux des larmes brûlantes, amères et désolées.
Cependant, Albertine se disposait à descendre et à m’abandonner là. D’ailleurs, je ne me souvenais plus même de ma destination. Ce train allait-il au-delà, se jetait-il dans les flots mauves que bémolisait le clair de lune ?
Il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de maintenir longtemps attaché à moi le train de ce passé qui partait déjà si loin. Aussi, si elle m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps.
Hélas, tandis qu’Albertine sautait souplement sur le quai, au lieu d’essayer de la retenir je restai comme hébété tandis que seul flottait dans mon esprit égaré, comme un fanion annonciateur des plus grands désastres, le dernier vers du sonnet quenaldien dont je ne percevais que le bruit mais non le sens, qui me resterait obscur jusqu’à mon dernier jour :
« Les culs de verre où d’Orne Dürckheim atteint »