Accueil L’oulipien de l’année Les crobards muets de Lécroart
Crobardeur, un métier d’homme

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Un homme attablé s’applique à écrire ou dessiner sous le regard d’un autre, debout les mains dans les poches.

Mon métier consiste à dédicacer mes crobards dans les foires du livre, du début à la fin de la journée. C’est un métier d’homme. D’abord parce que ce sont des crobards muets et que tout le monde voudrait savoir ce que disent les bonshommes dans les cases noires.

Et plus il y a de visiteurs, plus ils sont bavards. Ils veulent que dans la dédicace je leur explique le sens caché du dessin, l’intention socio-politique que j’y ai mise. Ils veulent de l’interprétation. De la première case en haut à gauche jusqu’à la dernière en bas à droite de la dernière page.

Ils me disent leur nom, leur prénom. « C’est pour Étienne, comme vous », disent les malins qui rigolent. « C’est pour mon gosse, il voudrait colorier », disent les très malins. « J’aime beaucoup ce que vous faites », disent ceux qui ont de la culture et de l’entregent. « Pourquoi ils parlent pas, vos bonshommes ? », disent ceux qui ont tout compris. « C’est vous qui avez repris les aventures de Tintin ? », disent ceux qui se sont trompés de file dans le salon du livre.

Le plus dur du métier c’est de les écouter et de rester silencieux, derrière ma petite table et ma pile de bouquins. Ils restent plantés là, parlant pour ne rien dire. Moi, je dois les faire partir, le plus vite possible. C’est l’éditeur qui veut ça. L’éditeur, lui, il veut vendre. Moi, je n’ai pas le droit de me fâcher. C’est dans le contrat. Alors je m’applique, en silence. Il n’y a pas de raison que je sois plus bavard que les crobards, hein ? Moi, ce que j’aime bien, c’est à la fin de la journée, quand le salon du livre va fermer, quand ma petite table est vide et qu’arrive le dernier client. Celui-là, je le soigne, je lui demande s’il veut que je le dessine au lieu de faire ma signature, et je m’applique, je tire la langue, je lui fais un beau crobard. Je prends le temps. Je sais que ça énerve l’éditeur. C’est à ça qu’on reconnaît l’auteur qui a du caractère : il sait que sans lui les éditeurs seraient dans la dèche. Les éditeurs, eux, ils veulent tous gagner du fric, plus vite les uns que les autres. Ils sont inhumains.

Pas moi. Moi je veux dédicacer.

C’est un métier humain.

Je suis crobardeur.