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Autoportrait de la fileuse

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Mon métier consiste à fabriquer la soie, du bombyx jusqu’à l’écheveau. À fabriquer le plus possible. C’est un métier de femme. D’abord parce que lorsqu’elle est dans une filature, la femme n’a d’autre choix que de filer, ensuite parce que lorsqu’il y a plusieurs femmes qui filent, elles sont tenues de filer plus les unes que les autres.

Un métier inhumain.

Je suis fileuse.

Il y a eu Leizu la Chinoise, Nasseem la Pakistanaise, Ariana la Byzantine, Livia la Calabraise et maintenant il y a moi. Je serai cette année la plus productive et aux prochains Jeux olympiques j’aurai le Cocon d’Or.

Je suis la femme la plus tenace de la filature, la plus concentrée, la plus usée et mon travail consiste à fabriquer de l’endurance.

Toutes les grandes fileuses fabriquent de l’endurance.

Filer plus longtemps c’est d’abord filer autrement de façon à encaisser et supporter.

Avoir peur de ne pas tenir. Filer de telle manière que toutes les autres soient persuadées que vous ne tiendrez pas sur vos pattes, jusqu’à ce qu’une génération entière file comme vous.

Dans une vie de fileuse, on ne peut inventer qu’une façon d’endurer géniale et une seule.

Les Cévenoles sont arrivées dans les ateliers avec la réputation de fialairas fadades* et deux saisons plus tard les cinquante meilleures manufactures filaient comme elles.

Maintenant il y a moi.

Être une grande fileuse est un état qui exige un don absolu de soi-même et un sacrifice total. Je file à plein temps. Je file pendant le travail d’accouchement. Je dors, je vis dans la filature pour mieux filer.

Je souris au mécano et au magnanier parce que je sais qu’ils m’aident à filer.

Prenez deux fileuses à égalité d’ancienneté et de matériel sur le même moulin ovale, mettez-les à côté l’une de l’autre et c’est toujours moi qui file le plus vite.

Le talon du bas de soie, je le fais mille fois par semaine. Le dévidage du cocon, celui que l’on fait avec les doigts en feu, je le fais chaque soir avant de me coucher. Je sais toutes les pièces des dévidoirs au centimètre et la nuit, je les vois passer au ralenti.

Je me prépare aussi pour ces cocons collants et humides que les surveillants vous imposent.

Ces cocons tordus qui donnent l’impression à une enfant d’être une fileuse.

Tout compte dans votre poste.

Un jour l’essentiel devient la position de votre pouce sur l’escoubette**. C’est le pouce qui fait le Cocon d’Or. Vous avez rogné la longueur de la bruyère, vous avez changé quatorze fois le manche, vous vous êtes mis en colère et vous vous êtes égarée parce que vous vous êtes demandé dans quelle position exacte était votre pouce.

Quand je dors, je file, quand je mange, je file. Je dessine mes tavelles***, je modèle mes bobines. Mes bras et mon dos sont intraitables, je porte sans cesse sur mes doigts la marque de la brûlure de l’eau.

Lorsque le sifflet me libère à l’embauche, il libère des tonnes de travail. Après, il reste une fileuse dans l’atelier qui n’a plus ni yeux, ni tête, ni jambes et qui file pour obtenir l’écheveau plus vite que les autres femmes.

C’est la règle.

Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos de la fileuse.

Vous avez asphyxié les vers dans un four à vapeur, vous avez fait sécher les cocons pendant trois mois, vous avez tiré les filaments de soie et vous faites cette minuscule erreur de pouce, cette petite faute stupide qui n’est pas d’inattention puisque les fileuses ignorent l’inattention.

Et là, c’est le vrai repos, le repos immense. Vous avez perdu un fil, puis très vite un deuxième et la bobine. Plus rien n’a d’importance, vous n’êtes plus une fileuse, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère, vous savez que vous allez mourir à vingt-et-un ans.


* Fialairas fadades : littéralement fileuses folles

** Escoubette : balai en bouleau, bruyère ou chiendent qui est agité dans la bassine où sont plongés les cocons pour en ôter le grès.

*** Tavelle : roue en bois utilisée au moment du dévidage.


À la manière de Autoportrait du descendeur de Paul Fournel, devenu texte-souche pour Autoportraits d’hommes et de femmes au repos, ouvrage collectif de l’Oulipo.