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À supposer qu’on me demande ici de parler de mes cravates en soie

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À supposer qu’on me demande ici de parler de mes cravates en soie, portées sur d’impeccables chemises du même métal, fabuleux produit d’un savoir-faire hérité des plus lointains confins du pays des Sères, peuples qui ont donné leur nom au vocable savant de sériciculture, mais qui n’étaient finalement que des Chinois du nord, je commencerais par expliquer que sans doute la naissance de cette fibre fut due à un de ces hasards dont l’être humain est un bénéficiaire coutumier, de même que l’étincelle jaillie du silex mit le feu au mobilier d’une grotte, ou que le jeu d’enfants tirant sur des filaments séveux du caoutchouc leur permit d’envoyer des cailloux sur la tête d’un cousin éloigné, mais qu’au contraire de ces inventions qui mirent la planète en guerre avec les lance-pierres et les flèches enflammées, le fil de soie extrait après une longue torture des cocons de bombyx sur des pierres chauffées à la braise, puis trempé dans l’eau bouillonnante d’une source volcanique, produisit d’abord les regards ébahis des Sères voyant s’éloigner le repas juteux qu’ils se promettaient, de bons vers bien gras et juteux bouillis et assaisonnés, puis les amena à se demander comment rattraper cette erreur culinaire et à tâcher d’en tirer des filaments assez résistants dont ils pouvaient faire des écheveaux, en se brûlant les doigts mais on n’a rien sans rien n’est-ce pas, et j’ajouterais l’hypothèse qu’ils bobinèrent ces fils pour tisser d’abord les tapis de selle de leurs petits chevaux mongols, mais que considérant la finesse du matériau et sa bonne réception des teintures végétales, ils en vinrent à l’idée que peut-être, si l’on gardait le secret, ils pourraient inonder des peuplades moins avancées dans la sophistication vestimentaire, et que leur art du commerce et leur maîtrise des lois de l’import-export leur offrait là l’occasion d’être les maîtres du monde, sans savoir que leur domination ne durerait qu’un millénaire ou deux, et qu’un jour, à force d’espionnage industriel et de corruption de leurs contremaîtres, des voyageurs lointains leur raviraient ce savoir et les en dépouilleraient, leur laissant la grande muraille, la cuisine des nouilles au riz et le canard laqué que les estomacs européens digéraient mal, mais en tout cas je conclurais, avec une gigantesque ellipse chronologique, que l’inutile révolte des canuts et le quasi esclavage des jeunes femmes que l’on faisait travailler douze heures par jour au-dessus de cuves bouillantes et dans des vapeurs infectes qui les empoisonnaient, car c’était un métier de femme comme le dit Michèle Audin, m’ont permis sans trop de honte de porter beau lors de nombreuses cérémonies de remise de médailles du travail, en pleine conscience qu’ainsi faisant je validais l’indécence des soyeux des quais de Saône, de ces générations de gros lards enrichis sur la misère humaine, mais ceci est une autre histoire…