Accueil L’oulipienne de l’année Crochet à goutte d’eau
Sur une goutte

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Le problème est là, avec toutes ses conditions : lisse de part et d’autre, rentrant au milieu et, au dessus, projetée en un énorme surplomb ruisselant, la paroi se referme devant moi comme une abside de cathédrale. Une dalle surplombante de granit compact, lisse comme un océan grisâtre que le temps aurait figé. Superbe d’arrogance. Rien pour accrocher le regard, trente mètres au moins sans espoir de fissure. Pas la moindre cavité, un désert pour l’œil. Le « bouclier » du Dru porte bien son nom : comment trouver le défaut de sa cuirasse ?

Je suis sur cette petite vire sans assurance, car le dernier coinceur juste au dessous de moi a été emporté par la corde lorsque je l’ai rappelée. Jusqu’ici je me suis toujours servi d’une seule corde de nylon de quarante mètres, gardant la corde de soie en réserve au fond du sac. Sous réserve de trouver une accroche, le moment est maintenant venu d’utiliser les deux cordes, car, après un examen attentif, favorisé par ma position actuelle, il me semble avoir entrevu une issue possible : je devrais pouvoir gagner, grâce à des pendules de grande amplitude, une longue fissure qui raye de haut en bas tout le côté droit de l’abside, puis se prolonge sur quarante mètres au moins, et finalement débouche, ou presque, sur cette zone de rochers brisés et inclinés que je n’ai pu atteindre de ce côté. En palpant soigneusement le rocher, je découvre à la hauteur de ma tête une écaille minuscule qui déborde à peine d’un léger rentrant : pas une cavité, non, juste un trait de crayon qui aurait marqué le granit. Je n’ai plus qu’une solution : poser un crochet à goutte d’eau à ouverture large dans ce petit trou, un véritable hameçon à granit, et m’assurer d’abord qu’il n’en sortira pas si je le leste de tout mon poids. Je passe un mousqueton, j’enfile la corde et je pèse petit à petit sur elle, le crochet semble mordre la pierre, s’insinuer tel un parasite dans un milieu qui le rejette, mais il finit par s’engager dans la paroi comme un rivet immobile.

Une dernière hésitation poignante ; et au moment où un tremblement irrésistible commence à me secouer, avant que les forces ne me manquent, je ferme les yeux une seconde, retiens mon souffle et me laisse glisser dans le vide, agrippé à la corde seulement par mes mains. Pendant un instant, j’ai l’impression de tomber avec la corde, puis la chute en avant s’amortit progressivement et tout à coup, je sens que j’amorce une oscillation en arrière : le crochet a tenu.

Par hzenon

À la manière de Walter Bonatti.