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Les vers à soie et moi

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Longtemps, j’ai caressé le projet d’écrire un court texte sur les vers à soie. J’imaginais ces petites bêtes perchées dans leur mûrier, en train de murmurer de concert avec les grillons et les cigales de la garrigue, des compagnons autrement bruyants (« L’insecte net gratte la sécheresse », est-il écrit joliment dans le Cimetière marin). Je les voyais dédaignant ces mûres blanches et molles, au goût douceâtre, dont le sucre ne donne pas d’alcool. J’éprouvais de la compassion pour ces êtres patients et douillets, dont le tropisme à l’égard des feuilles végétales était semblable au mien à l’endroit des feuilles imprimées : celui d’un dévoreur de livres, de revues, de journaux, et — je n’arrive
pas à trouver le qualificatif adéquat, mais l’on comprendra ce que je veux dire quand j’écris : d’un gratte-papier. Dans ma mémoire, ces créatures s’endormaient au bruit mouillé de leur mastication. Alors survenait cette image : ces animalcules tissaient avec le fil issant de leur for intérieur un cocon où ils s’enfermaient, tout ainsi que le ferait un oulipien dans sa contrainte monotone — et même monocorde, pour serrer au plus près mon thème. C’était comme si Ariane s’était emmêlée elle-même dans son fil destiné à aider les prisonniers à sortir de leur labyrinthe, et se retrouvai ligotée des pieds à la tête. (Je conviens que cette comparaison est elle-même emberlificotée). Mieux encore : je voyais — la figure de discours correspondante s’appelle, si je me souviens bien de mes lectures fiévreuses au temps du regretté auteur des Éléments de rhétorique, une hypotypose — je voyais littéralement le fil de leur bave dégoutter : c’était dégoûtant. Or ce
fil qui était fait d’une sécrétion bassement corporelle allait se transformer — ô merveille — en un fil d’or, et valant son poids d’or. Cette mystérieuse alchimie me rappelait les pages savoureuses où le fondateur de la psychanalyse a établi définitivement l’équivalence surprenante entre l’excrément et l’or. Sublimation et sublimité ! En rapprochant cette variété de psychologie évolutionniste et le cycle de vie du vers à soie, je pensais aussi que le mot « psyché » désignait précisément ce deuxième stade (dit nymphal) de la métamorphose des insectes, intermédiaire entre la larve et l’ « imago », autre terme repris par la psychanalyse à ses débuts, puisqu’une de ses revues historiques l’avait pris pour titre. C’est le genre de rapprochement dont le papillonnant auteur d’Ada à dû se moquer. Mais trêve de freudaines ! Pour en revenir à mon petit mouton porte-soie, j’imaginais, en gros plan, une délicate pince, formée par la conjonction d’un pouce et d’un index féminin, en train de tirer sur le bout de fil qui dépassait du cocon, comme on s’amuse à tirer sur l’épi qui dépasse dans la chevelure d’une chère tête blonde, pour l’entendre crier. En dévidant cette pelote naturelle, pensai-je, on en tirerait un fil de soie. Je le voyais aussitôt se dérouler en accéléré. Et là, une deuxième séquence chassait la précédente : de ce fil on ferait pour une belle dame — elle devait être aristocratique et lointaine mais en même temps moderne et sportive, comme ces déesses art déco peintes par Tamara de Lempicka — on ferait pour une belle dame, dis-je, une robe, belle également, et elle la porterait avec allure sur les planches de Deauville ou sur les terrasses de la Mamounia. Puis ma fantasmagorie se
voilait des tons d’une mélancolie plutôt préraphaélite : la dame élue mourrait de je ne sais quelle affection de l’âme ou du corps, et on mettrait sa dépouille en terre, avec la robe de soie en guise de linceul. (Un linceul de soie, n’est-ce pas là une catachrèse ?) Enfin, j’imaginais qu’on planterait sur sa tombe, en octobre, un mûrier où sans fin les vers à soie murmureraient, selon une image du temps cyclique auxquelles les grecs, là encore, nous avaient habitués, et dont un jeune philologue allemand, qui allait devenir un philosophe malheureusement bien mal compris par la suite, a été imprégné au point d’en faire son concept de l’Éternel Retour. (Je ne sais s’il faut mettre des capitales aux initiales de ces mots comme dans ce titre d’un film qui eut beaucoup de succès sous l’Occupation). Oui, j’associais toute ces séquences pour ainsi dire cinématographiques, et les concaténait, comme pour composer un texte sur les vers à soie que je n’écrirai jamais, en proie que j’étais comme toujours à ma singulière maladie d’écriture (une sorte de crampe de l’écrivain, mais purement mentale, pour ne pas dire métaphysique), quand je m’aperçus que ce texte était déjà là sur ma feuille de papier, comme « tout fait », sans que j’eusse à le corriger, et que je n’avais plus qu’à le lire pour inaugurer l’innombrable théorie — ou séquelle — de ses bienheureux lecteurs.

Marcel Benabou, « Comment je n’ai pas écrit de texte sur les vers à soie » (Archives de l’Oulipo, transcription par Alain Chevrier).