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Espace de Maldoror

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Un angle à perte de vue de grues frileuses, méditant beaucoup, passe puissamment à travers l’hiver et le silence, voiles tendues vers une limite imaginaire matérialisée par l’horizon, d’où tout à coup s’élève le vent précurseur d’une frontière : cela suffit pour que la grue la plus vieille, qui forme à elle seule l’avant-garde, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait basculer telle une barrière de bois, tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, remue en ondulations qui présagent le même air, la même terre, mais plus tout à fait la même route en contrebas ; après avoir de sang-froid regardé changer la graphie des panneaux routiers, l’enseigne des boulangeries et jusqu’au paysage même, de ses yeux qui renferment quelque chose d’expérience, prudemment la première, poussant son cri vigilant de mélancolique sentinelle, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (un instant avant c’était peut-être la forme d’un pain triangulaire, mais on ne voit pas le troisième côté de l’espèce d’espace que forment ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, elle prend ainsi un chemin philosophique et toujours un peu émouvant.

D’après Isidore Ducasse - Maldoror, Chant premier.