Accueil L’oulipien de l’année Oublier Clémence
Clémence oublie

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À supposer que le hasard nous guide vers cette jeune fille tout juste sortie de l’enfance, souple comme un roseau, à la cheville dénouée, au regard franc, espiègle, fière et légère dans son allure, elle a les joues roses et veloutées après les aléas souvent rencontrés lors de la mue, mais là, par chance, nous la rencontrons après sa sortie de chrysalide, une fois le calme revenu, après les problèmes de peau, les disproportions corporelles, les cheveux gras, les moues boudeuses, tout cela est terminé et nous en sommes bien heureux pour elle, sa mise est simple, rapiécée mais propre et c’est ainsi qu’elle se dirige vers l’usine, aux premières heures de ce matin printanier, pour un travail qu’elle ne connaît pas encore et qui, espère-t-elle lui permettra de s’acheter un petit ruban à nouer dans ses cheveux ou un bout de dentelle pour coudre à son col, comme nous pouvons le constater, sa coquetterie reste modeste, elle est courageuse, ne doute de rien et comme toute jeune fille sortant du cocon, elle est pleine d’espoir, rêve d’amour et de liberté, cette jeune fille a pour prénom Clémence, joli prénom qui symbolise la paix et la sagesse et il lui en faudra à cette ingénue car elle est loin d’imaginer ce qui l’attend, elle a bien entendu les avertissements mais l’ouvrage est rare, elle n’a pas le choix et sans doute pense-t-elle qu’il y a exagération, sans oublier qu’elle se sent forte, si pleine d’allant dans la douceur de l’air et des premiers rayons du soleil, nous pourrions lui dire de ralentir le pas, de respirer un grand coup d’air pur mais comment freiner la jeunesse qui s’élance, voyez comme elle est rapide à passer le lourd portail qui se referme sur elle, cependant une minute lui suffit pour comprendre qu’un piège s’est refermé sur elle, l’odeur de putréfaction lui saisit la gorge, l’air vicié et humide lui colle à la peau, on la bouscule, on la houspille, on la menace, elle acquiert vite la maîtrise des gestes, asphyxier les bombyx dans la chaleur humide des fours, sécher les cocons, les retourner pendant des mois avant de les plonger dans l’eau très chaude, ses doigts sont agiles mais peinent à supporter la brûlure lorsque qu’elle saisit les fils de soie pour les réunir en écheveaux luxueux pour des étoffes dont elle ne verra jamais la couleur et des dessous chics dont elle n’a aucune idée, interminables journées à la respiration bloquée, mains endurcies, oreilles sourdes aux hargneuses remontrances, la révolte pointe parfois, vite étouffée comme ces bombyx sacrifiés dans la chaleur des cuves, la sournoise métamorphose se poursuit, long travail de sape, Clémence, dos cassé, grise de peau, regard éteint, au pas fatigué, aux mains boursouflées et rouges, ne rêve plus de ruban ni de dentelle mais de paix et de sagesse, sagesse qui lui conseillerait de fuir cet enfer, cette usine, cette grosse araignée noire qui ligote et embobine les jeunes filles dans les fils de soie, suce leur force vive avant de les rejeter comme des coquilles vides, toute cette histoire à supposer que nous croisions Clémence …