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Centon

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Certes les paroles s’envolent et les écrits restent, mais les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu. Ceux que je n’ai pas écrits sont comme des archets, les caisses de résonance de violons : ils sont l’âme de mes lecteurs. N’allez pas croire qu’ils existent parce qu’il serait trop horrible qu’ils n’existassent pas. Chaque mot est comme une souillure inutile du silence et du néant. La vérité n’a pas de contraire (une parole une fois lancée ne peut revenir) : un chef-d’œuvre de la littérature n’est jamais qu’un dictionnaire en désordre, et l’histoire universelle est celle d’un seul homme. Quand il meurt, c’est la bibliothèque de Babel qui brûle. Si mes livres n’existaient pas, il faudrait les inventer. Qui ne dit mot consent mais une image vaut mille mots, comme Vénus tout entière à sa proie attachée. La vie est une phrase interrompue dans tous les cas : si vous gagnez, vous ne gagnez rien — si vous perdez, vous perdez tout. Un homme qui dort tient en cercle autour de lui ce vain savoir qu’on va chercher si loin. De quelque fol amour qu’on ait rempli son cœur, en faisant des œuvres de surabondance, il se garde bien d’oublier celles qui sont de nécessité, car ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière. À quinze ans, vingt ans tout au plus, cet homme est déjà achevé d’imprimer. Le bonheur, à vrai dire, est toute la sagesse, et la mort ne m’impressionne pas. J’ai moi-même l’intention bien arrêtée de mourir un jour : après l’effort, le réconfort. En fait, l’important ne serait pas de réussir sa vie, mais de rater sa mort. Tout ce qui sera n’est pas encore, mais point n’est besoin de réussir pour persévérer. Pourtant, la manière la plus radicale d’anéantir un discours est d’isoler chaque chose du reste. En effet, qui se ressemble s’assemble et le soleil luit pour tout le monde. Rien ne me paraît ressembler autant à un bordel qu’un centon. Un lion qui copie un lion devient un singe. Pendant que l’un descend pour être rempli, l’autre monte pour être vidé. Tout travail mérite salaire puisqu’un travail opiniâtre vient à bout de tout, mais qui recherche la grandeur, la grandeur le fuit. L’art est la recherche de l’inutile, et l’obsession des femmes est vitale : elle correspond à un besoin de vertu. Le paradis n’est pas sur la terre, mais il y en a des morceaux. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables. L’homme connaît le monde non point par ce qu’il y dérobe mais par ce qu’il y ajoute. Un livre n’est jamais un chef-d’œuvre. Pour tout le monde, le futur parfait, c’est la mort.

Marsélection de Bénaboutures, « Comment j’ai écrit certains de mes livres », C’est un siècle fait homme avec sa grande Hachette, depuis plus de deux mille six ans qu’il y a des hommes.

(Ce texte comprend des citations, parfois légèrement modifiées.)