Accueil L’oulipienne de l’année Besoin de vélo
Vélobus

Page précédente Page suivante

… Y faisait un cagnard, ce jour là ! avec pourtant un putain de zef à décorner les bœufs… je me suis dit :
« Tiens, tu vas y aller à vélo ! »
…décroché le vélo de sa poutre, dans le garage, donné un petit coup de pompe, que les peneus avaient un peu perdu de pression en passant l’hiver… me suis bien lavé les mains comme il faut, qu’avec cette grippe à cochons on prend jamais assez de précautions, puis j’ai enfilé mon superbe maillot Tour de France, çui que j’ai eu avec ma carte de fidélité chez le Superbe Marché Champion, tu sais, le blanc à gros pois rouges, genre coccinelle en négatif, et avec la casquette assortie, s’il vous plaît ! Vu le vent, et pour pas qu’il m’emporte la gapette, j’ai chopé un bout de tresse, une embrasse des vieux rideaux de la salle à manger que Maman a changé y a kelkes années mais qu’elle a surtout pas jetés, « que de la qualité comme ça on en fait plus, et que même ça serait un crime, on sait jamais de quoi on peut avoir besoin, si ça se trouve tu seras bien content de les trouver un jour » : un tour autour de la deffe, un nœud sous le menton, et « roule, ma poule »… et je peux te dire que ce galon vert anglais sur la casquette blanche à pois rouges, moi qui aurait tendance à avoir le cou un peu long, ça avait une sacrée gueule… Toujours bikôz le zef, j’ai mis par-dessus mon maillot de bête à Bon Dieu mon vieux pardingue, celui qui risque rien, que même si les pans se prennent dans la roue arrière ou le pédalier, je m’en tape, c’est un vieux… Pour gagner du temps, comme c’était vers midi, j’ai pris les couloirs de bus, avec une pensée émue pour feu le Tonton Armand, emporté en 1917 par un 75, ou un 105, je sais plus bien, en tous cas un bus qu’il prenait jamais (1)… Puis j’ai suivi le 84, encore plus bondé que quand ça s’appelait la ligne S ! Tu parles si vers la plaine Monceau, un jour comme ça, y’a du trèpe ! Me suis agacé un moment contre un gros balourd, un vrai beauf sur un vélib qu’arrêtait pas de poser le pied à terre pour garder son équilibre, au risque de m’érafler le mocassin…au bout de deux plombes, j’arrive devant Saint Lago, côté Cour de Rome, quand je vois, de l’autre côté de la rue, ce brave Henri Pélissier qui me fait des grand signes… je m’approche, m’arrête, effusions polies tout ce qu’y a d’amical, quand soudain, il m’attrape par le bouton du lardeuss, tu vois, le bouton du haut, et me dit d’un air grave : « Paul, mon petit Paul, permets moi de te donner un conseil et d’ami et de cycliste : tu devrais faire remonter ta gourde et ta pompe à vélo de la barre oblique sous la barre horizontale du cadre, que si jamais l’une ou l’autre se décroche, tu vas te casser la gueule… »

Paul-Ray Fourneau, Pois rouges et galon vert, Éditions Manufrance.

(1) Merci, Audiard…