Accueil L’oulipien de l’année Je regarde le bistrot
UN CONTE À MA FACON

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Il était une fois un barman d’allure assez stricte et sévère.
Voulez-vous qu’il soit jeune ou vieux ?

Le jeune barman n’avait pas fait de longues études et pour prendre les commandes il disait simplement : « alors vous ce sera quoi ? »
Voulez-vous qu’il prononce cette phrase aimablement ou sur un ton très sec ?

Ce jeune homme avait quand même bénéficié d’une solide éducation familiale. Ce qui lui donnait – et dans son métier ce n’est pas négligeable – un air affable. Le garçon du bistrot avait été juste avant prodigieusement agacé par un client qui était parti sans laisser de pourboire. Aussi demanda-t-il sur un ton très énervé ce que désirait le couple. Voulez-vous que le couple dans ce café soit au début d’une aventure amoureuse ?
Ou préférez-vous que chacun des membres du couple soit dans la sidération et l’hésitation ?

Alors on rampe l’un vers l’autre dans nos yeux et nos esprits. Les lèvres sèches témoignent du désir qui monte chez l’un et chez l’autre. L’homme est déjà amoureux de yeux jolis. Il est déjà dans l’attente d’un futur, d’une liaison amoureuse forte mais ce sera pour l’instant seulement boire le bleu de ses yeux, absorber son regard, contempler son visage. Se contenter de la musique des boissons. La chambre d’hôtel ce sera pour plus tard. Dans cinq minutes ou cinq mois, selon le tempérament amoureux des deux personnes.

L’hésitation est marquée par l’ambigüité de l’éclairage de ce bistrot, lumineux et clair, mais aussi plus brumeux, comme un smog londonien, et les yeux reflètent cette crainte d’une blessure qui affecterait les yeux et l’esprit : yeux crevés et esprit fissuré par cette glauque clarté. Et même le jour diminue, se casse, comme un voleur…

Mais il y a tout de même un formidable espoir, une fiévreuse attente. Cette rencontre peut être le début d’une extraordinaire aventure, voguant sur la mer infinie des possibles.
Voulez-vous que ce couple se quitte pour toujours, pour regretter jusqu’à le fin de la vie, ce qui aurait pu se passer ?
Voulez-vous que ce couple gagne rapidement une chambre d’hôtel devant lequel on passe, et dans lequel on entre, étonné de cette audace ?
Ou préférez-vous que ce couple entame un long, interminable parcours d’approche ? Interminable sans doute pour les deux – mais comment franchir la frontière ? – avec tout ce qui accompagne d’habitude ce type d’itinéraire amoureux ( merci la poésie courtoise, merci le romantisme ! ) : bouquets de fleurs, rendez-vous – parfois manqués – baisers furtifs sur la joue puis sur les lèvres, vous êtes belle, gna gna gna, gna gna gna…

Cela finira quand même, mais après un long moment, dans une chambre d’hôtel.

José Deswarte

Conte à votre façon