Accueil L’oulipien de l’année La nuit
Racine pourpre et lyrique

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C’était pendant le cœur d’une profonde nuit.

Je m’y débattais au plus profond des sombres heures de la nuit, laquelle était lourde et chargée, lorsque m’apparut un lourd carrosse d’or et d’acajou que conduisait un ange annonciateur. À l’intérieur du carrosse, un trône d’or et de velours rouge. Sur le trône, un coussin de même rouge à franges richement brodées. Sur le coussin, étincelait un coffret serti de mille pierres précieuses. L’ange se saisit du coffret, l’ouvrit au moyen d’une clef finement et savamment ciselée et me présenta son contenu. Et l’ange offrait à mon regard ce que j’attendais le moins au monde : une betterave. Oui, une betterave. Sur le coup, surpris par l’incongruité de l’apparition, je suis resté coi. Assez bêtement coi. Je n’ai même pas pensé à le remercier, l’ange, ni à l’inviter à prendre une tasse de thé (il faut dire que je ne prends jamais de thé, mais que voulez-vous offrir à un ange ? de l’eau, de l’eau pure, sans doute ? mais je n’avais pas d’eau bénite sous le coude, ni ailleurs d’ailleurs). De toute façon, je n’ai pas eu le temps de proposer quoi que ce soit, car, une fois remis de ma stupéfaction, l’ange s’était évanoui, dissipé dans un nuage de poussière et d’or. Il me restait une betterave. Mais que faire d’une betterave au plein milieu de la nuit ?
La consommer, direz-vous ? Certes, mais il faut à ce stade de la narration que j’apporte deux précisions supplémentaires. La première est que je ne suis pas fou de betterave. Il y a dans la betterave une première impression plutôt gluante et vaguement fadasse qui passerait encore, mais qui est systématiquement suivie d’un arrière-goût bizarre, comme un peu pourri ou mortifère, bref quelque chose de l’ordre du rictus et qui ne me convainc guère. De plus, la chair de la betterave est molle, presque inconsistante : elle manque de caractère. Si je devais résumer ce que je pense de la betterave, je dirais que la chair en est triste hélas, et que je n’en prendrais pas une livre. La deuxième précision que je me dois par honnêteté d’apporter est que l’ange n’avait en réalité pas apporté une betterave. Tout comme Magritte, l’ange m’avait apporté l’image de la betterave, et peut-être même moins que cela encore. Disons : la pensée de la betterave. Peut-être moins encore : le seul symbole. Voilà, c’était tout. Et ce symbole obscurcissait mon horizon ; que dis-je, il l’obstruait entièrement.
La question restait entière : que faire du symbole betteravier en pleine nuit ?
Je trouvai très vite la réponse : me rendormir pour remettre la chose au lendemain. Ou même encore plus tard, en suivant le conseil d’Alphonse Allais : « il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu’on aurait pu faire le surlendemain ».
Je me suis donc rendormi et ce n’est que deux jours après que je me suis de nouveau posé la question. Mais entre-temps la betterave avait fait son chemin. Et c’est fou ce qu’une simple betterave peut parcourir comme distance quand on la laisse seule pendant un jour ou deux. Il faudrait reprendre la fable de La Fontaine sous la forme : Le chou-fleur et la betterave. Ces deux-là faisant la course, et la betterave prenant deux jours de handicap, je me demande avec un réel intérêt, piqué d’une vive curiosité, lequel d’entre les deux gagnerait.
La betterave était donc de nouveau sur le tapis. Permettez-moi de rassurer les ménagers parmi vous : pour ce qui est de mon tapis, il s’agit d’un Boukhara rouge sombre et les taches de betterave se fondront dans la masse ; disons que ces taches seront comme Le motif dans le tapis de Henry James qui permettent à la fleur de la réflexion de devenir fruit. Et puis, rappelons-nous bien que la betterave n’était que concept, tout autant que le tapis, de sorte que les taches de betterave sur le tapis ne sont que des taches théoriques sur un tapis virtuel. Or, si je me fie à une récente étude, les taches conceptuelles tachent moins que les taches réelles. Disons que les taches virtuelles s’éliminent plus facilement que les autres ; de cela j’étais donc rassuré.
Mais je ne savais toujours pas quoi faire de cette betterave qui dégoulinait de plus belle tandis que passait le temps.

C’est là que j’ai vu, de mes propres yeux vu la couleur de la betterave. La chair du légume m’apparaissait alors, puisque je la considérais avec plus d’acuité que d’ordinaire (et mon ordinaire a peu d’acuité puisque je ne consomme pas de betterave. Bon, si on y met pas mal de vinaigrette, avec un vinaigre assez parfumé, un balsamique et quelques ingrédients, de la mâche et des pignons par exemple, le goût de la betterave finit par disparaître et je puis la consommer sans regret véritable, encore que je préfère nettement une salade de cœurs de palmier sur son lit de roquette avec quelques baies roses écrasées… ça n’a rien à voir, certes, mais je préfère). Or je compris soudain pourquoi l’ange ne m’avait pas apporté des cœurs de palmier, mais une betterave, que je considérais maintenant avec une attention soutenue.
La chair extérieure était sombre, noire en certains endroits. De sourds reflets violacés éclataient de toutes parts. La teinte assez mate tirait vers le noir. Par endroits toutefois, la betterave semblait entamée et sa chair m’apparaissait avec plus de netteté : le légume semblait alors plus vivant qu’ailleurs, et le sang pouvait battre en son cœur comme un volcan ruminant sa vengeance incertaine. Elle allait peut-être éclater sous l’effet de combats intérieurs invisibles. Quelques lignes plus marquées faisaient office de varices gonflées sous l’effet d’un sang pourpre et noir qui suppurait par endroits. Ailleurs, des taches violettes éclairaient la masse ronde et toute sombre d’ombre. Mais ce violet lui-même tirait sur l’indigo dans les nuances bleutées que recèlent en leur mémoire les golfes trop profonds au fond desquels s’abritent de lugubres et mystérieux abysses. Parfois, comme écorchée par de brèves touches, la chair délivrait un éclat fuchsia, de la couleur de la partie violette de la fleur : ici, le rouge eût été incongru. Mais ce trop éphémère fuchsia était aussitôt recouvert d’un anneau lie-de-vin qui tentait de l’étouffer en le cernant par anneaux concentriques de plus en plus serrés. Comprimée à l’extrême, la betterave ne demandait qu’à exploser, sa souffrance interne sourdait de plus belle et n’inspirait qu’une seule et formidable pitié. On eût voulu pétrir cette pauvre betterave inerte qui croulait sous le poids de sa lourde misère inconnue. On eût voulu réparer le sang sombre qui par flots bouillonnants s’échappait de son noyau interne. On eût voulu l’étreindre pour éteindre le feu qui la rongeait : qui n’a dans ses bras serré une betterave ? Cependant, un dégoût profond, une ignoble révulsion m’envahissait. La vue de ces nuances du pourpre, de l’indigo, du fuchsia, du violet dans cet innocent assemblage porteur d’une évidente et insupportable douleur m’épouvantait.
C’est alors que m’apparut l’évidence : j’avais face à moi l’ultraviolet incarné.
Le légume maintenant se mouvait dans ma direction. La bête et lente rave s’approchait lentement. J’étais comme pétrifié, mes muscles ne répondaient plus à ma volonté tandis que grossissait l’ultraviolette betterave qui roulait de plus belle. Je pensais à la terrifiante nouvelle Le pendule, à la lame de rasoir acérée qui descend au fond du puits où est coincé le narrateur. J’implorai Edgar. Mais personne n’apparut. Manque de Poe. Pendant ce temps, l’ultraviolette me lançait des éclairs aveuglants qui contribuaient à ma pétrification. Dans un flash qui me sembla le comble du violet, j’eus le temps de penser que le trave de betterave s’entendait également dans ultraviolet, en forçant un peu sur l’élision du e dans le légume par une sorte d’apocope interne. Ceci justifiait probablement l’atroce combinaison, la machination odieuse, l’ultime collusion du légume et de la longueur d’onde.
Dans le dernier éclair malfaisant, l’ange réapparut. D’un coup de masse, il écrasa la bette immonde, recueillit le sang qui nous éclaboussait par cascades sulfureuses et le but goulûment.
Dans un râle, il s’exprima ainsi, avec la simplicité due à sa fonction :
– J’adore le jus de betterave.

Le jus bu, l’ange alors a voulu s’approcher ;
Je lançai mes deux mains droit pour l’en empêcher.
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.