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Photographs at an exhibition

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Poème collectif à l’espace 36 de Saint-Omer, samedi 13 septembre 2014 lors de l’exposition Denis Darzacq, par Ségolène, Ciara, Ahmed, Robert, Émeline.

Je vois le paysage de notre exposition.
Je vois les ombres sur la neige.
Je vois des milliers de respirations qui partent vers le haut des arbres, se rejoignent, se mélangent et forment une couche ouatée qui pèse sur la terre et bloque tous les sons.
Je vois la lisière, sinusoïde dessinée par les bombes selon le moral du soldat : ça va mal, ça va mieux, ça va plus mal, moins mal, pire…
Je vois un bosquet où je peux me reposer à moins que quelqu’un ou quelque chose n’en surgisse.

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Je sais ce que j’ai envie d’y voir, ce que je veux ressentir.
Je sais que le silence me fait peur.
Je sais que le sol est comme irradié par les engins de mort : un temps infini sera nécessaire pour redonner une innocence et une pureté naturelle…
Je sais que la futaie, alignée certes en régiment, participe quand même du retour à la paix : le bois alimentera la menuiserie, non plus les tranchées.
Je sais ce que dissimule cette brume épaisse. Je la connais elle, et lui, ce lieu visité pendant mon enfance. Je sais la douceur coton, je ressens toujours ce froid, le froid d’un espace-temps où la chaleur de la vie et du combat les a quittés.

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Je remarque les pas des participants, la recherche du détail.
Je remarque un mouvement parmi les sombres feuilles.
Je remarque que les arbres, partout, couvrent, recouvrent, s’adossent au moindre recoin, n’ont que faire des trous, des bosses.
Je remarque une botte militaire au pied d’un jeune tronc dédoublé ; ne pars surtout pas en guerre, c’est ça oui danse !
Je remarque un chemin, sans but et sans fin. À moins que ce ne soit à cela que ressemble la fin.

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Je souligne la réflexion de chacun, la concentration face aux œuvres.
Je souligne que je suis seule ici.
Je souligne que les fleurs picorent le sol.
Je souligne une fine branche au sol qui, elle aussi, souligne quelque chose : un feuillage rouge, ce genre d’image sur la neige qui a pu inspirer l’invention du papier et de l’écriture.
Je souligne un coté droit plus droit, qui n’est qu’une ligne qui se perd, alors que la courbe sur la gauche m’emmène bien plus loin.

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J’ignore ce que les soldats ont pu vivre, penser ou espérer dans ces paysages.
J’ignore le bruit de claquement de mon cœur.
J’ignore si l’on retrouvera tous les hommes civils et militaires engloutis dans cette terre.
J’ignore si la forêt embrumée à perte d’horizon ne fut pas un désert à l’issue de la bataille.
J’ignore ou pourrait mener cette courbe gauche, sera t-elle maladroite ? Malchanceuse ou victorieuse ?

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Je pense à ce que seront ces paysages et cette mémoire dans 100 ans.
Je pense au seuil, la frontière entre la vie et la mort.
Je pense que le ciel, au plus profond de son bleu, n’était pas une consolation pour ces hommes tapis dans la boue.
Je pense à la crainte qu’inspirent les arbres… qui nous rassurent en même temps, tiens donc !
Je pense que le seul moyen de le découvrir est d’avancer.

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Je suis sûre que ces photographies nous parlent d’autres choses.
Je suis sûre que je me souviendrai de ce moment à la fin.
Je suis sûr. La peur, la terreur, la douleur m’auraient rempli en quelques minutes. J’entends encore les hurlements des blessés, leurs râles.
Je suis sûr de la justesse d’une formule : cache-toi guerre ! et la forêt y donne raison.
Je suis sûre que la brume, cette brume, se lèvera, disparaîtra

 

Je me demande ce que ces paysages pouvaient être il y a 100 ans.
Je me demande l’espoir, le courage.
Je me demande… rien… plein de vacuité…
Je me demande, ayant traversé tant de campagnes, s’il reste quelque part une portion d’horizon pacifique depuis toujours sans interruption.
Je me demande si je disparaîtrai avec elle, ou si je serai révélée à la vue d’un ami ou d’un ennemi.

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Je parie qu’ils pensaient revenir.
Je parie qu’ils m’attentent dans l’obscurité.
Je parie le froid, la pluie, la brume, le brouillard, tous les frimas possibles…
Je parie de Kasimir Malevitch aux pires temps de guerre a dû s’attarder, l’âme tranquille, devant pareil paysage de neige.
Je parie qu’après elle, qu’après eux, comme après moi plus rien ne sera.

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Je refuse que cela recommence.
Je refuse de croire que ce cauchemar est la seule réalité pour nous.
Je refuse que l’on oublie ces souffrances et que l’on se balade insouciant à la vue de cette nature elle-même insouciante et faussement réparatrice.
Je refuse, mais en vain, l’idée que le soldat tombé là, oublié, fût un Mallarmé ou un Kandinsky potentiel.
Je refuse de perdre ce bosquet prometteur

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Je vois le paysage de notre histoire.
Je vois les ombres de mes parents, mon petit chien à la ferme, les nuages d’été.
Je vois les arbres respirer avec les hommes et la brume ne les gêne pas. Ils inspirent et expirent et les aident à évacuer sans fin les relents de leurs entrailles et leurs cris fantômes.
Je vois la lisière, sinusoïde dessinée par les bombes, oracle juste de la marche du monde qui s’ensuivit : ça a été mal, ça a été mieux, plus mal, moins mal, pire…
Je vois le chemin parcouru et imagine ce qui est à venir. Je suis debout, recouverte par la neige à l’entrée d’un bosquet ou je me promets de faire face à ce quelqu’un, ce quelque chose.