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Marcion dit Le Lyonnais

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Les Brèves du Périodique Littéraire - Une liasse de tapuscrits oubliée chez des amis par Georges Perec a été récemment retrouvée. Il s’agit de brouillons inachevés sauf pour l’un d’eux qui est un chapitre alternatif de la VME visiblement en hommage au premier président de l’Oulipo, François Le Lionnais, mais que G. Perec a finalement renoncé à incorporer dans le livre. Une copie, non authentifiée, a cependant circulé et c’est avec toutes les réserves d’usage que nous la reproduisons ici.

Chapitre LXXXIII
Marcion dit Le Lyonnais, 1

La chambre de François (Marcion) Le Lyonnais correspond à la chambre de bonne numéro 12 et jouxte la loggia du grand atelier de Hutting. C’est là que jusqu’à leurs morts à la fin de 1949 a vécu le vieux couple de ses parents, les Honoré, Honoré étant en réalité le prénom de son père. Les Honoré s’était rencontrés à l’Exposition Universelle juste avant sa clôture en octobre 1900. C’est un an après cette rencontre qu’à l’âge assez tardif de 44 ans, Corinne Marcion -qu’on appelait, après son embauche comme cuisinière chez les Danglars, Madame Honoré- donna naissance le 3 octobre 1901 à un fils prénommé François. Le petit François, enfant précoce, grandit choyé par ses parents dans le tout petit logement. Ses brillants résultats scolaires lui valurent d’être accepté comme boursier au lycée Carnot à quelques centaines de mètres de la rue Simon Crubellier. C’est de ses années de lycée que lui vint son surnom, "Le Lyonnais", ses condisciples ayant appris l’origine de son père. Mention "Très bien" aux bachots -"Èvidemment !" grommela Gratiolet en l’apprenant- il fit une classe préparatoire de chimie puis se spécialisa dans la caractérisation des radio-éléments. Lorsque la guerre arriva, François Marcion, devenu un spécialiste dans ce domaine, s’engagea à 38 ans dans la résistance et son nom devint définitivement "Le Lyonnais" en souvenir de ses années de lycée. Ses compétences ne pouvaient échapper aux services secrets américains et c’est juste après son arrestation par la Gestapo qu’une opération spectaculaire de la Résistance réussit à le faire évader, le sauvant de la déportation vers le camp de Dora. Exfiltré aux États-Unis via Londres, il fut incorporé au projet Manhattan et travailla au laboratoire national d’Oak Ridge dans le Tennessee. La guerre finie, il continua quelques temps avec Alvin Weinberg au sein du ORNL ses recherches sur l’utilisation du thorium. Il rentra assez tôt en France pour participer à la création du CEA où il essaya en vain de promouvoir l’utilisation du thorium dans la filière nucléaire civile mais son échec dans ce domaine, l’amena à démissionner de ses responsabilités dans cet organisme. Découragé, il travailla depuis lors à de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique, domaine où il excella. Il avait obtenu des Gratiolet de pouvoir racheter le logement de ses parents après leur mort.
C’est là qu’il vit aujourd’hui de façon spartiate. Au mur de droite, au-dessus du lit, est accroché un tableau périodique des éléments de Rutherford sur lequel on a entouré à l’encre rouge les éléments Th et Ra. C’est un cadeau de ses ex-collègues du Manhattan Project pour son retour en France. Dans une assiette blanche sur un tabouret de bois, un camembert de marque Réo est entamé et la crème a abondamment coulé. L’étiquette collée sur le couvercle rond en bois posé à côté de l’assiette montre 6 vaches normandes blanches tachées de noir sur un fond de verte prairie boccagée. Le mur de gauche est littéralement couvert de reproductions des chefs d’oeuvre de divers peintres. La pluie dessine des formes fugaces en coulant sur la vitre du vasistas au-dessus de François Marcion-Le Lyonnais qui est debout devant un petit bureau supportant un échiquier en bois et qui réfléchit à un problème avec mat en 2 coups (A. Kraemer, Wesfalian Chess, 1927). À côté du jeu, un livre à demi-ouvert est posé, couverture visible : "Il Sistemo Periodico" de Primo Levi.