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Annan isocèle

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Annan, ou le destin de pierre

Trois suffocantes journées de
chameau nous ont dirigés dans
la vallée d'Annan, région des
Vents Infinis. L'air toujours
en mouvement charrie quelques
effluves de désert et de mer,
et transporte une fine poudre
à teinte de rouille qui finit
par imprégner chaque costume.
Son sifflement abrutissant ne
s'interrompt jamais, au point
d'interdire les conversations
dans la rue. Le Manuscrit des
Roses des Sables conte que si
le vent devait cesser un jour
de souffler, les murs de tous
les villages et cités d'Annan
s'effondreraient. À Annan, au
jour de la première averse de
printemps, tout enfant qui va
avoir treize ans dans l'année
tire au hasard une planchette
d'argent hors d'un sac toilé.
En cette pierre est gravé son
devenir d'adulte mûr. Le sort
désigne aussi bien son métier
futur, l'identité de son mari
ou de sa femme, l'effectif de
ses enfants que la date de sa
mort. Certains destins seront
heureux et amusants, d'autres
d'une épouvantable platitude,
quelques-uns enfin tumultueux
et même sanglants. Mais aussi
terribles s'avèrent-ils, tous
les citoyens d'Annan vont les
assumer scrupuleusement, sans
ressentiment ni révolte. Nous
avons fait part à notre guide
de notre étonnement. Il a ri.
- Subir le plus déchirant des
sorts n'est rien lorsque l'on
se sait innocent de sa peine.

Hervé Le Tellier revu par Gef
"Cités de mémoire", Berg 2002